Aujourd’hui, je ne fais rien. Enfin quand je dis rien, je parle des choses constructives qui pourraient, par exemple, justifier mon exorbitant salaire (exorbitant par rapport à un ouvrier chinois dans une usine Nike, s’entend. D’ailleurs, j’ai lu qu’ils commençaient à se révolter pour protester contre leurs conditions de travail, je devrais peut-être prendre exemple… après tout, la Chine c’est l’avenir paraît-il).
Parce que si on fait abstraction de la notion vulgaire et surannée de « travail », j’ai eu une activité intellectuelle réellement intense, entre la consultation des nouvelles du monde (aucun effet secondaire à part une légère envie de s’habiller de haillons en braillant « Repentez-vous, mécréants, la fin du monde est sur nous, escortée par la Guerre, la Famine, la Pestilence, la Mort sur leurs chevaux d’Apocalypse, et le cavalier bonus Sarkozy sur son poney ! Le Châtiment HAHA LE CHATIMEEENT »… hm.), ma gymnastique cérébrale habituelle sur Démineur et les mots fléchés de Métro, une concentration absolue sur un dessin à peine caricatural de mon demi-chef en gobelin bossu…
Bref, à tous points de vue, une activité intense qui me permet d’arborer ce pli de concentration et ce regard fixe qui caractérisent la vraie bête de travail, et qui permettent depuis 4 ans que mes chefs ne se demandent jamais à quoi je peux bien occuper mon temps (vu mon air grave, je dois être en train
de sauver le monde, au moins).
De temps en temps, j’interromps mon dur labeur pour promener un regard mi-fier, mi-attendri sur mon bureau. J’ai toujours eu la sensation qu’un bureau bien rangé était trop louche pour être honnête, que ça cachait quelque chose, ne serait-ce que cette manie de tout ranger dans des tiroirs et tout classer dans des dossiers en piles bien carrées pour qu’on ne voie pas ce qu’il y a dedans.
Mon bureau clame à la fois ma totale transparence (on doit pouvoir y retrouver tous mes documents des 2 dernières années – j’ai été obligée de ranger quand on a déménagé – ainsi que des batteries de stylos égarés, des cuillères, des biscuits, des kilos de post-its, des boîtes de Doliprane et un guide des Droits des salariés – que je pose en évidence quand mon chef se fait trop pressant), à la fois mon activité frénétique car j’ai toujours un « dossier en cours » ouvert, ce qui fait que même quand je suis absente on SAIT que j’y travaille, et il clame surtout ce mélange de confiance et de subtilité qui fait que même si vous VOULEZ chercher les traces de mon vrai travail sur mon bureau, quelque chose vous en empêchera, peut-être la certitude que si vous posez la main dessus, vous risquez de ne pas la retrouver avant longtemps (effet garanti avec les chefs, surtout quand on peut se permettre de sortir nonchalamment d’un tas anonyme LE document demandé, comme si c’était évident qu’il était « rangé » là. Et ça fonctionne aussi pour les vigiles qui veulent fouiller les sacs à main : si vous pouvez donner l’impression que la concentration d’objets divers et variés a pu donner naissance à une bactérie inconnue et vorace, ils seront d’un coup beaucoup moins intéressés…).
Quoi qu’il en soit, mon bureau ne laisse personne indifférent : si mes collègues ont fini par s’y habituer, je note toujours avec plaisir un regard d’incrédulité sans nul doute admirative de la part des nouveaux visiteurs, quand ce n’est pas un franc mouvement de recul.
Ce sont de petites choses, mais c’est toujours gratifiant de voir l’effort récompensé.
Pour conclure, je tiens à vous prodiguer généreusement les perles de sagesses de mon esthéticienne toujours inspirée, pour éclairer nos futiles vie d'une lumière philosophique : « Mais dans quel monde on vit ? … T’façon, y a plus de respect ! »
(je soupçonne mon esthéticienne d’être la réincarnation de la mère Denis)
